vendredi 6 juin 2014

aujourd'hui c'est Dédé


Je suis un enfant du D-Day.


C'est une phrase qui ne coûte pas grand-chose à asséner comme ça, surtout qu'avec un tout petit peu d'objectivité on peut l'affirmer de tous les enfants conçus après ce jour là. Donc ça peut sembler bateau et terriblement inscrit dans l'actualité - parce qu'on aura jamais eu autant d'événementiel autour de cette commémoration.

Bon en même temps, on ne va pas tarder à atteindre la date de péremption du souvenir, un peu comme pour la première guerre d'ailleurs. Quand tous les derniers vétérans auront disparu. Je crois que c'est réellement à cet instant qu'on passera de la mémoire à l'Histoire. Des histoires à l'Histoire.
Là des histoires on en a encore, et c'est précisément ce qui m'a poussé à écrire aujourd'hui.

Non pas que je veuille célébrer cette journée en vous parcourant tout le catalogue de mes connaissances sur le sujet mais c'est vraiment un moment très particulier.
Moi j'ai une double chance dans tous ça : mes parents sont nés pendant cette guerre. Ce qui veut dire que leurs propres parents l'ont prise en pleine poire, en ont souffert au quotidien, et l'ont forcément racontée. Soit à moi-même, assez rarement, soit à leurs enfants (mes parents... je resitue pour ceux qui auraient perdu le fil déjà), soit à leurs enfants donc qui me l'auront alors transmis. Ça c'est la chance nouméro ouno.
Et je suis né en Normandie. Pas dans le secteur des plages, pas dans la poche de Falaise ou une autre ville ayant vu défiler force troupes et combats, mais quand-même...

Le Havre a reçu 12000 tonnes de bombes en septembre 1944, plus de 2 tonnes par victime, et la ville fut rasée à 82% (imaginez votre rue aujourd'hui, votre quartier, avec seulement une maison sur cinq encore debout). Oui oui, là c'est l'autre chance.


Le Havre, quartier Saint-Joseph et square Saint-Roch, hiver 1944-1945
image wikimedia CC-BY ?-SA



Une chance parce que des histoires comme ça, forcément ça marque un peu les gens. Ça influence la culture collective. Et puis sans même en parler, les témoignages sont légions dans le quotidien ici. Enfant j'ai joué dans des blockhaus, là-haut sur les falaises entre mon Havre et Étretat. J'ai vécu dans cette ville reconstruite, impossible même quand on est très jeune d'ignorer les raisons de la "Reconstruction". Je l'écris comme ça car les adultes avaient cette manière si particulière de la citer, et ils en parlaient tellement, en parlent encore tellement pour certains. Elle en est devenue une entité propre.

La Reconstruction c'est cette dame qui est arrivée après la guerre. Avec ses bons d'essence et ses bétonnières. Elle est venue dire aux hommes que rien n'était fini, qu'il était temps de regarder à nouveau vers l'horizon sans crainte, mais le cœur ouvert vers les autres. Que des bateaux allaient revenir, chargés de marchandises et en emporter également. C'est cette dame là qui a sauvé la ville et par la même ses habitants. Elle leur a offert une Histoire pour abriter leurs histoires.


Le Havre, quartier Saint-Joseph, 2006
image wikimedia CC-BY Erik Levilly


J'en ai entendu de ces histoires. Autre bon plan, mon père, qui n'était pas de la région, adorait comprendre. Alors il se faisait raconter, relater, expliquer. Parfois il transmettait le tout à ses enfants et parfois même on était avec lui à ces moments là.
Et il n'y avait pas que lui. Je ressens encore mon émotion d'enfant, ma mère expliquant avoir eu le droit à une bise de Montgomery à la libération de Vernon, elle avait à peine 4 ans. Son institutrice et son mari, tous deux résistants, que nous retrouverons 40 ans après et qui nous expliquerons que mon oncle aussi, alors adolescent, passait des messages dans les sacoches de son vélo. (A moins que j'ai fantasmé ce détail ?)
Il y a aussi ce vieux bonhomme, mécano touche à tout qui collectionnait à deux pas de chez nous des véhicules du débarquement. Et cet autre, mais peut-être s'agissait-il de la même personne ? J'enrage de n'avoir mieux préservé ce souvenir. Celui-là donc qui expliquait que, réquisitionné pour la construction d'une rampe de lancement de fusée V1, il n'hésitait pas à jeter des kilos de clous ou autres ferrailles dans le béton qu'il coulait, ce afin d'affoler le système de guidage magnétique des engins. Il aurait certainement été fusillé sur le champ s'il avait été découvert.
Et notre voisin à la campagne qui rangeait des boulons dans un casque allemand.
J'en passe parce qu'il y en aurait encore beaucoup à raconter et qu'il m'en vient encore de nouvelles... comme l'été dernier où au détour d'une visite au cœur de la Charente, je lie conversation avec un indigène qui me demandait d'où je venais pour m'intéresser à son église. Lorsque je lui ai dit être normand, il m'a raconté comment il avait connu enfant les allers-retours à vélo entre Paris où il logeait chez un oncle et le pays de Bray, à la recherche de crème fraîche qui allait directement alimenter le marché noir.
Voilà à quel niveau ce situe ma mémoire. Autant dans le personnel, dans les histoires que dans l'Histoire.


Alors le Débarquement...

C'est loin, très loin. Pensez donc, c'était il y a 70 ans, presque une vie !

De l'eau à déferlé sur Arromanches depuis. Il est temps de passer à autre chose, de penser à l'avenir plutôt que de ressasser les sempiternels récits de tueries...
Il serait temps d'arrêter d'en vouloir aux Allemands, d'aduler les Américains, de craindre les communistes, et de réaliser que le centre du monde n'est plus Omaha Beach.
D'ailleurs ça a bien un peu changé tout ça. Parce que les jeunes ne sont pas autant imprégnés de ces souvenirs, que les histoires sont solubles dans le quotidien des familles et que l'Histoire est en grande partie tronquée, formatée, volatilisée par la télévision et les médias en général.
Sauf que justement, ne comptez pas sur moi pour ce formatage "6 juin 44 en 90 minutes et on range au placard pour 10 ans". Le 6 juin je ne l'oublie jamais, tous les ans j'ai au moins une pensée. Certains diront que c'est rassurant : ça signifie que je pense au moins une fois par an !!!
Non je n'en veux pas aux Allemands. Toutes les horreurs dont on a parlé ne sont pas leur œuvre mais celle d'une bande de tarés qui auraient aussi bien pu venir du Zimbabwe. On n'aurait pas fait mieux à leur place. Et je n'adule pas plus les Américains, loin de là. Et je crois que paradoxalement, eux n'ont pas beaucoup regardé vers l'horizon depuis, mais c'est un autre débat.
Omaha Beach n'est effectivement PLUS le centre du monde mais l'a bel et bien été pendant quelques jours.

Pour moi le 6 juin 1944, c'est un de mes organes. Il est là, branché sur la tripaille, bien caché derrière mon estomac. C'est un élément viscéral, indispensable. Si tu me l'enlèves je crève.
Essaie un peu de t'imaginer ce jour. C'est pas bien compliqué normalement avec les tonnes d'images (combien par victime ?) dont on t'a abreuvé(e) me diras-tu...
Mais il ne s'agit pas seulement de les voir et d'être impressionné, ou écœuré, ou blasé. Non, ces images là il faut les mâchonner longuement, les goûter, en aspirer l'essence et les digérer.
Penser au contexte, à ce que faisaient les gens dans leur vie, à ce qu'ils savaient de leur monde. Et se représenter les lieux, les objets, les sons... les couleurs ! Ça je crois que c'est très compliqué. On a toujours été documentés en noir et blanc sur l'avant Pompidou.
Mais quand on a réussi à s'immerger vraiment, là ça prend aux tripes.

Que s'est-il passé ?
Des milliers avant moi ont déjà tenté de répondre, généralement bien mieux que moi, alors je vais essayer de vous épargner la philosophie à deux balles et me cantonner à mes impressions, mes convictions.


image U.S. National Archives and Records Administration - domaine public


On ne peut pas dire que notre vie est meilleure aujourd'hui grâce à ce qui s'est passé sur ces plages. J'entends déjà les tirs de réglage de l'artillerie se rapprocher pour avoir osé sortir ça. Aucune volonté de réécrire l'histoire dans mon propos, aucune sympathie pour l'oppresseur d'alors. Mais réellement, sincèrement, je crois qu'on ne peut pas répondre à cette question. Que le seul moyen serait de découvrir et observer un monde parallèle où le contraire serait arrivé. Mais je crois tout aussi sincèrement que ce qui s'est produit à durablement et profondément changé le monde et la façon de penser de l'humanité... ou au moins d'une partie de celle-ci...

Était-ce un courage immense, une inconscience crasse, une folie totale de descendre l'échelle de corde le long de la coque du bateau ?
Risquer déjà la noyade pour rejoindre la barge de débarquement en contreplaqué (franchement cheap le cercueil, et même pas de couvercle !) avec en objectif ce pays inconnu qu'on devinait à peine derrière la brume, les vagues et la fumée. Fallait-il être embrigadé ? Idéaliste visionnaire ? Juste totalement con ?


image U.S. Coast Guard - domaine public


Là encore, avant d'engager l'obus dans la culasse, prenez un peu de recul sur ce que je dis. J'essaie de me projeter dans la situation pour évaluer lequel de mes traits de caractère m'aurait conduit alors sur Utah, Omaha, Gold, Juno, ou Sword. Sous le feu des MG42 et des GW34. Depuis des année que je me pose la question, je ne suis toujours pas certain d'avoir envie de connaître la réponse. Mais voilà, dès qu'il en est question, dès qu'un témoin de ce moment, vivant ou pas, passe dans mon champ de vision, j'ai cette sensation lancinante dans le ventre. La pleine conscience d'un des événements les plus formidables que le monde ait vu. Et je ressens aussi la peur qu'ont pu avoir ces types là, qui ont choisi (au moins pour certains...) de risquer une mort quasi certaine.
Pas pour des idées, un dieu, le bien, un pays, mais pour un rêve. Le rêve que tout ceci servirait peut-être à quelque-chose. Et qu'un jour, peut-être 70 ans après, des gens écriraient encore sur leur sacrifice ou simplement se souviendraient.


Voilà à peu près où j'en suis avec le D-Day. On a raison de fêter cet anniversaire en grande pompe parce que progressivement les histoires s'estomperont et l'Histoire ne sélectionnera qu'une infime partie de ce qui s'est produit. C'est normal, c'est comme ça. Préservons ce qu'on peut autant que possible. Mes enfants sont jeunes mais je n'imagine pas ne pas leur transmettre ce que je sais et ce que je ressens. Heureusement qu'on est sur place, ça aide !





Pour aller plus loin :

il y en a encore tellement à dire, tant d'exemples que j'aurais aimé poser ici en illustration. Des adresses, des vidéos... Impossible d'imaginer même la quantité de supports qui traitent du sujet. Voilà juste quelques titres que je connais pour vous aider à aborder le sujet et des idées de visites... vous en trouverez facilement d'autres !

Le Havre 44, à feu et à sang de Eddy Florentin. Je l'ai toujours connu dans la bibliothèque familiale. Facile à trouver en occasion, même à ma zone...
1940-1944, l'histoire secrète du mur de l'Atlantique : de l'organisation Todt au débarquement en Normandie de Rémy Desquesnes, sorti en 2003 il est malheureusement devenu inconnu au catalogue de son éditeur (Éditions des Falaises). A chiner.
Elbeuf et sa région - Témoignages de guerre de Yves Fache, si vous avez la chance de tomber dessus aussi en bouquinerie.
Le poignant Mémoires d'objets-Mémoires d'hommes de François Bertin aux Éditions Ouest-France est incontournable.
Cimetière américain, Colleville sur Mer, 2009
Météo de circonstance...
Bien-sûr je vous recommande de visiter le Mémorial de Caen, d'aller voir Pegasus bridge et les nombreux musées sur le thème (de Merville à Cherbourg ça laisse des possibilités !), de prendre la mesure des événements dans les cimetières militaires. Colleville  sur Mer évidemment mais n'hésitez pas à visiter aussi le cimetière allemand de La Cambe.
Je ne suis pas un promoteur acharné de spiritualité au sens chrétien du terme mais devant ces milliers de tombes il est impossible de ne pas se recueillir et réfléchir un peu.


Jetez un œil ou deux à la galerie PhotosNormandie que j'ai découverte il y a quelques jours à peine.
Regardez les films, les documentaires (nombreux même sur Youtube), ils ne sont pas parfaits bien-sûr, pas exempts de partis pris, mais je crois que ça aide toujours à se faire une idée. Si vous pouvez revoir l'insoutenable première 1/2h de Saving Private Ryan, allez-y...

Et allez voir les plages ! Représentez-vous la chose en grandeur nature !

5 commentaires:

Elé a dit…

Lu.
Lu parce que c'est toi qui l'a écrit.
Lu parce que je tenais à te lire.
Larmes.
Je savais que j'aurais des larmes.
Tant pis.
Car Merci !
Merci pour cet article.

Olivier a dit…

Tiens, au fait, ce fameux vendredi soir de juin, devant Thalassa, j'avoue que j'ai pleuré devant les images (archi connues) de Capa. Pas seulement parce que c'est Capa. Mais surtout parce que ces images elles montrent exactement ce que tu dis ; une rampe qui s'abaisse, la mer pas d'huile du tout, les centaines de mètres à parcourir, la fumée, la pluie, les corps qui flottent... et qu'en voyant ça on imagine pas bien ce qui a pu traverser l'esprit de ces types, une majorité de gamins qui devaient un peu se demander ce qu'ils fichaient là... Et même si mon copain Eric Bouvet dit que dans ces cas-là on ne réfléchit plus, on fait tout à l'instinct, dans un état second, il n'empêche que je n'aurais pas aimé être à la place des gars qui voyaient s'abaisser la rampe devant eux... :/

E. (fait semblant de conserver un peu d'anonymat !) a dit…

Bien-sûr c'est une image choc, maintes fois revue, théâtralisée ou détournée mais comme tu dis... il y a des gars, parfois tout juste en âge d'aborder le lycée ou au contraire avec des situations plus que confortables, qui ont VRAIMENT fait ça.
Rien que de taper ces quelques mots j'en ai des frissons dans le dos.

Bleue de Toi a dit…

Contente de te lire ici. C'est un sujet très sensible pour moi avec ses milles questions sans réponse... Il y aura toujours quelque chose à raconter, à ressentir...

E. (fait semblant de conserver un peu d'anonymat !) a dit…

Content si le sujet te parle ;-)
Oui, il faut que ça continue...